Elvia Teotski, « Molusma » - Ressources pédagogiques

Biographie

Elvia Teotski

Née en 1983 à Toulouse
Vit et travaille à Marseille

site de l’artiste

Elvia Teotski a d’abord suivi une formation scientifique en agronomie, au Centre national d’études agronomiques des régions chaudes (Sup-Agro Montpellier), où elle obtient un diplôme d’ingénieure agronome spécialisé en économie du développement en 2007.

Son parcours scientifique témoigne de son intérêt pour la terre, le monde paysan, et sa curiosité quant aux relations entre les êtres humains, les autres êtres vivants, et leur milieu. De plus, son activité d’ingénieure développe son sens de l’écoute, de l’observation, de la recherche et de l’expérimentation.

Tout en conservant ces centres d’intérêt que sont le vivant, les écosystèmes et les savoir-faire, Elvia Teostski s’engage dans des études d’art à l’université d’Aix-en-Provence puis à l’école d’art de Toulon Provence Méditerrannée où elle obtient un DNSEP en 2014 (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique).

Depuis, elle a participé à des expositions collectives, produit des expositions monographiques, réalisée plusieurs résidences de recherche et création notamment au Mexique et au Canada. Ses œuvres font partie de collections publiques, comme le fond communale d’art contemporain de la Ville de Marseille par exemple, mais aussi de collections privées.

Son travail questionne la matière, l’impact du temps, les processus d’évolution (assèchement, pourriture, effritement, pousse et fane, etc) mais aussi les rapports aux milieux environnementaux (accueil d’insectes, levures ou champignons, traces de pollution et conséquences des infrastructures humaines sur la nature).

Abécédaire

Agar-agar : l’agar-agar est un gélifiant d’origine japonaise, extrait d’algues rouges. Celles-ci sont bouillies. Puis on récupère l’eau de cuisson, que l’on congèle et dégèle pour déshydrater le produit et isoler l’agar-agar. Celui-ci est finalement réduit en poudre. C’est un élément sensible à la chaleur et à l’humidité, qui peut s’assécher, se liquéfier, moisir, etc. Elvia Teotski a travaillé ce matériau dans des œuvres telles que « A chaque jour sa surprise » (2018). Alginate : il s’agit d’un composant obtenu à partir d’algues brunes. De couleur variant du blanc au brun jaunâtre, il est vendu sous forme filamenteuse, granulaire ou en poudre. C’est aussi l’un des principaux gélifiants utilisés dans la confection de moulage, notamment dentaires. Dans l’exposition « Molusma », Elvia Teotski présente « Le reste des vagues », des sculptures qui sont des moulages d’algues en alginate, soit des empreintes d’algues faites à partir d’algues. Algues : végétal chlorophyllien dépourvue de racines, de tiges et de feuilles, le plus souvent aquatique. Ces dernières décennies, les littoraux bretons connaissent l’algue comme un végétal envahissant, polluant l’environnement par des gaz mortels (voir l’affaire des algues vertes). Dans l’exposition « Molusma », Elvia Teotski utilise les algues mélangées avec de la terre crue comme matériau de construction pour ses briques. Adobe : technique de fabrication de briques. L’adobe consiste à mélanger de la terre argileuse avec de l’eau et un troisième matériau qui sert de liant, en petite quantité. Le plus souvent c’est la paille qui est utilisée comme liant, mais pour l’exposition « Molusma », l’artiste s’est servie d’algues séchées. Une fois le mélange constitué, les briques ont été façonnées et séchées au soleil. Elles n’ont pas été cuites. Agronomie : science qui a pour objet les relations entre les plantes cultivées, les sols, les climats et les techniques de culture. Avant de devenir artiste, Elvia Teotski a été formée en tant qu’agronome. Anthropocène : Période actuelle des temps géologiques, où les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète et les transforment à tous les niveaux. On fait coïncider le début de l’anthropocène avec celui de la révolution industrielle, au XVIIIe siècle. Azyme (papier) : Papier comestible à base de fécule de pommes de terre, utilisé notamment en pâtisserie. Pour sa pièce « Sans fin », Elvia Teotski a imprimé la photographie d’une voile dite de « forçage », servant à protéger les culture maraîchères du froid et des insectes, sur des centaines de papiers azyme. Avec le temps, ces papiers vont sécher, réagir à l’humidité et à la lumière, transformant progressivement notre perception de l’image, en interaction avec l’environnement.

Expérimentation : Elvia Teotski travaille de nouvelles matières, comme des algues, de la terre, ou encore des objets ou poussières récupérés. Elle teste leurs réactions : Est-ce qu’elles tiennent debout ? À quelle hauteur ? Est-ce qu’elles fondent ? Est-ce qu’elles tâchent ? C’est une étape importante que de s’approprier ces matériaux. À partir de ces expérimentations et observations, l’artiste crée une ou plusieurs œuvres. Entropie : basée sur le terme grec qui désigne la transformation, l’entropie indique les processus énergétiques, physiques ou sociaux imprévisibles. L’entropie considère que la nature passe d’un système ordonné à un système désordonné au fur et à mesure du temps. Prenons l’exemple d’un glaçon, taillé bien cubique, avec ses molécules d’eau très ordonnées. Lorsqu’il fond, la glace se transforme en eau et ses molécules sont moins ordonnées. Lorsque l’eau s’évapore, ces mêmes molécules peuvent aller jusqu’à se disperser dans l’air.

Feral : « sauvage » en anglais. Anna L. Tsing désigne comme « feral » les environnements investis par les hommes mais qui se sont développés au point d’être hors de contrôle. Par exemple l’introduction d’espèces dans des lieux qui n’ont pas de prédateurs naturels, ou la suppression de la biodiversité pour des cultures intensives, sur lesquelles se développent des prédateurs et parasites spécifiques. Anna Tsing relie cette idée de « feral » à l’économie capitaliste – notamment pour les cultures intensives – et à la mondialité.

Laisser-faire : dans son travail, Elvia Teotski ne cherche pas à contrôler le résultat final. Elle laisse l’œuvre évoluer, s’effondrer, grandir, pourrir ou s’assécher. Elle n’impose pas de discipline stricte mais au contraire s’amuse à observer comment son travail se transforme de lui-même, à travers le temps.

Moisissure : ce petit champignon verdâtre qui se développe dans l’humidité et l’obscurité, fait partie intégrante des œuvres de l’artiste. Loin de la dégoûter, Elvia Teotski considère la moisissure, si moisissure il y a, comme l’évolution naturelle de son travail. Ce n’est que la transformation de la matière première, au contact de l’humidité. Molusma : en grec, ce mot signifie souillure, tâche. Dans les années 1960, le biologiste Maurice Fontaine propose ce nom pour désigner l’époque géologique actuelle, car cette dernière est marquée par la pollution, la production de déchets et les traces laissés par les activités humaines, comme des tâches dans l’environnement. Il a même créé le terme de « molysmologie marine » pour désigner une science nouvelle : l’étude des pollutions marines liées aux activités humaines.

Néguentropie : tendance d’un système à évoluer vers un degré croissant d’organisation. Par exemple, lorsque l’on ajoute un peu d’encre dans un verre d’eau : au départ l’encre reste concentrée là où l’on a déposé la goutte. Puis, petit à petit l’encre va se mélanger à l’eau et se répandre uniformément dans le verre.

Observation : le processus d’observation est très important dans le travail d’Elvia Teostki, de la conception de l’œuvre à sa réception par le public. L’artiste procède tout d’abord à des recherches, des observations de son environnement, de son contexte et de ses matériaux. Une fois les matériaux et techniques choisies, arrive la phase d’expérimentation, c’est-à-dire d’essayer et d’observer différents processus et réactions de la matière. De même, une fois exposée, c’est au public de prendre le temps d’analyser l’œuvre, repérer les formes de vie qui l’occupent, ainsi que son évolution très lente.

Phytoplancton : le phytoplancton est un plancton végétal. C’est un organisme aquatique chlorophyllien, c’est-à-dire que c’est une plante verte qui vit sous l’eau et absorbe une partie des rayons du soleil pour vivre. Précarité : les matériaux qu’utilise Elvia Teotski sont fragiles et sensibles à leur environnement. Le taux d’humidité, le vent, la température ou encore la luminosité les transforment. En cela, ils sont des matériaux précaires. Cependant, ils ont aussi une grande force d’adaptation et tout leur intérêt se trouve dans ces changements perpétuels.

TERRE : TERRE est une briqueterie solidaire, communauté Emmaüs à Chevaigné (35). L’association est un lieu d’accueil, d’accompagnement et de vie communautaire pour les personnes en situation précaires. Son projet s’accompagne aussi d’une activité économique de fabrication de matériaux de construction en terre crue. L’objectif est de créer un modèle économique viable, solidaire et basé sur la mixité sociale. C’est avec l’association TERRE que l’artiste Elvia Teotski a travaillé pour façonner les briques exposées à La Criée, lors d’un chantier participatif qui a eu lieu en août 2021. TSING Anna : Née en 1952 aux États-Unis. Diplômée de l’université de Yale et de Stanford, elle est professeure en anthropologie. Elle travaille de manière interdisciplinaire, entre sciences humaines, sciences sociales et sciences naturelles. Elle s’intéresse tout particulièrement à l’impact de l’économie capitaliste sur les milieux sociaux et naturels, et cherche à mettre en lumière ces relations parfois interdépendantes, parfois de cause à effet pour souligner ces conséquences « invisibles » de la mondialisation.

Préparer sa visite en images

POUR LES CLASSES DE MATERNELLES

Pour préparer la visite de l’exposition Molusma avec votre classe, l’équipe de médiation vous propose un diaporama sur les thèmes suivants :

    -- Les Algues
    -- Le Criquet
    -- Les Voûtes
    -- Construire en terre crue

        Grâce à ces différentes suites d’images, les élèves vont pouvoir aborder et reconnaître certains éléments et matériaux qui sont au cœur de la démarche de l’artiste Elvia Teotski. Attention, quelques intrus s’y sont glissés !

        Vous pouvez télécharger ce document juste ici : Diaporama

        La moisissure dans l’art

        La moisissure est un petit champignon, qui se développe dans un milieu humide. Si les musées cherchent à éviter les moisissures, des artistes y trouvent cependant un fabuleux terrain d’expérimentation.

        Tout d’abord, la moisissure est un signe du temps qui passe. On peut rapprocher cette caractéristique des tableaux de vanités (un thème ancien qui trouva son essor à partir du XVIIe siècle en Europe) qui mettaient en lumière l’inarrêtable course du temps.

        Pour de nombreux artistes, la moisissure n’est pas considérée comme la fin de quelque chose. L’artiste français Michel Blazy travaille avec des matériaux organiques qu’il laisse se décomposer. Envahies par la moisissure, ses œuvres se détériorent au fil de leur exposition. Dans son travail, les champignons ne sont pas présentés comme repoussants mais au contraire, l’artiste met en avant leur beauté et leur poésie quant à leur capacité à attester du temps qui passe. Tout comme Elvia Teotski, Michel Blazy considère la moisissure comme l’évolution naturelle des matériaux et la montre comme telle au spectateur.

        D’autres artistes utilisent la moisissure pour donner une portée politique à leurs œuvres, notamment à propos du rapport de l’Homme à l’environnement. Le photographe Klaus Pichler reprend l’idée de la nature morte dans sa série One Third (2013) pour dénoncer le gaspillage alimentaire. L’artiste italien Daniele Del Nero, quant à lui, appuie l’idée d’un futur sombre. Il réalise en 2012 la série photographique After Effect. Après avoir construit une maquette de ville en papier noir, il l’a saupoudré de farine, puis a laissé la moisissure s’installer et croître. Le résultat donne l’impression d’une ville fantôme, post-apocalyptique, où la nature reprendrait ses droits.

        Dans l’exposition Molusma, Elvia Teotski interroge le rapport des êtres vivants à leur environnement. Elle y accueille diverses formes de vie possibles, des insectes aux champignons jusqu’aux micro-organismes. On retrouve par exemple, des bactéries bioluminescentes dans la vidéo Zone Sensible ou encore de la moisissure envahissant progressivement les moulages d’algues fait en alginate dans l’œuvre Le reste des vagues. Elle privilégie dans son travail une démarche liée à l’observation, la recherche et l’expérimentation.

        Pour aller plus loin :

        -- BRAYER Marie-Ange, ZEITOUN Olivier (dir.), La fabrique du vivant : mutations, créations, Paris, Orléans, les Éditions du Centre Pompidou, Editions HYX, 2019.

        -- COSSART Pascale, HYBER Fabrice, Le monde invisible du vivant : bactéries, archées, levures--champignons, microalgues, protozoaires et … virus, Odile Jacob, Paris, 2021.

        -- « La Nuit du Vivant : voyage au coeur de la pourriture », Le Blob. [En ligne] URL : https://leblob.fr/series/la-nuit-du-vivant-voyage-au-coeur-de-la-pourriture. Consulté le 26--10--2021.

        Bactéries bioluminescentes : une illustration de l’interdépendance dans la nature

        L’écologie marine est l’étude des interactions entre les organismes marins, et ce, du plus petit au plus gros, des virus marins aux baleines, en passant par les planctons, les algues, ou encore les poissons. Les biologistes qui se penchent sur cette question des écosystèmes sont appelés à résoudre aujourd’hui de nombreuses problématiques : la protection des milieux marins et leurs ressources face à la surpêche, la pollution ou encore le trafic maritime. Ces problématiques relatives à l’ère géologique de l’anthropocène sont au cœur du travail d’Elvia Teotski. Par exemple, dans la vidéo Zone sensible, l’artiste utilise des bactéries marines bioluminescentes.

        Les animaux bioluminescents, qu’ils soient terrestres ou marins, émettent de la lumière grâce à une réaction chimique se produisant directement dans leur organisme. Ils possèdent des photophores, des organes contenant deux molécules, la luciférase et la luciférine qui lorsqu’elles se rencontrent, créent cette lumière caractéristique.

        Dans un des laboratoires de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie de Marseille, aidée de l’équipe scientifique, Elvia Teotski a fait passer de l’eau de mer remplie de Pyrocystis Lunula dans un tuyau. Par la pression, ces bactéries ont été agitées, entrainées par le courant et en réaction, elles se sont illuminées. Ce dispositif a permis de laisser apparaître le nom qu’elle donnera à son œuvre : Zone Sensible. Ces bactéries bioluminescentes se trouvent à la surface de la mer et réagissent aux mouvements qui peuvent les entourer. C’est d’ailleurs à elles que l’on doit les sillons lumineux créés par le passage des bateaux.

        Ces bactéries bioluminescentes ont également un double rôle de sentinelle. Par exemple, dans leur habitat naturel, lorsqu’un crustacé s’approche pour les dévorer, elles s’éclairent afin d’effrayer l’ennemi et parallèlement alerter leurs consœurs. Elles tiennent ce même rôle pour certains scientifiques. En effet, très sensibles aux substances toxiques tel que les Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques (HAPs), elles perdent leur capacité à produire de la bioluminescence. Grâce à ce phénomène, elles aident les scientifiques souhaitant protéger les eaux de la pollution. Elles leurs servent de baromètre pour l’évaluation des taux de pollution présents dans les eaux. Ces bactéries deviennent alors, à la fois une espèce à sauver de la prolifération d’hydrocarbures dans les eaux marines et un allié, en tant qu’outil de repérage.

        Les bactéries, qu’elles soient bioluminescentes ou non, ont une faculté à interagir et participer à des relations d’interdépendance dans le milieu dans lequel elles vivent. Les Pyrocystis Lunula en sont un parfait exemple. Elles cohabitent avec les autres êtres vivant qui les entourent. Chacun vit avec l’autre mais aussi grâce à l’autre, entre cohabitation et interdépendance.

        Voir aussi :

        -- COSSART Pascale, HYBER Fabrice, Le monde invisible du vivant : bactéries, archées, levures--champignons, microalgues, protozoaires et … virus, Odile Jacob, Paris, 2021.

        -- ROUILLARD Typhaine, « Le néon dans l’art contemporain », Correspondance – La Criée, 17 janvier 2017. [En ligne] URL : https://correspondances.la-criee.org/les-ressources-pedagogiques/neon-lart-contemporain/?section=42. Consulté le 18--10--2021.

        -- VADON Catherine, « Des feux dans la mer, la bioluminescence marine », dans : Le Chasse-marée n°319, 3 février 2020. [En ligne] URL : https://www.chasse-maree.com/des-feux-dans-la-mer-la-bioluminescence-marine/. Consulté le 18--10--2021.

        -- « La bioluminescence comme sentinelle marine : présentation d’ateliers scolaires organisés dans le cadre de la Fête de la science 2021 », Fête de la Science 2021, 5 octobre 2021. [En ligne] URL : https://www.fetedelascience.fr/scolaires-la-bioluminescence-comme-sentinelle-marine-0. Consulté le 18--10--2021.

        Le vivant exposé

        L’exposition Molusma de l’artiste Elvia Teotski est vivante : on retrouve la présence d’insectes avec les criquets, des végétaux avec les algues, des micro-organismes avec les bactéries bioluminescentes ou encore de la moisissure.  Ce n’est pas un choix anodin et surtout, c’est une expérience qui tend à se répéter dans la création artistique contemporaine. En effet, pour l’historien de l’art Cyrille Bret, le vivant envahit la sphère de l’art contemporain à mesure que celui-ci disparait dans la nature.

        Par définition, le « vivant » s’oppose à tout ce qui est inerte.  Qu’il soit humain, animal ou un être unicellulaire, lorsqu’un organisme n’est plus en capacité d’agir, de changer, c’est un organisme mort. Or, si le propre du vivant est le changement alors que celui de l’œuvre est l’immuable, cela demande de repenser plusieurs points.

        À l’aube du XXe siècle, l’œuvre d’art selon sa conception occidentale, reposait sur plusieurs principes qui semblaient intouchables. En effet, d’après Cyrille Bret, l’œuvre se concevait en tant qu’objet visible, unique, qui ne changeait ni d’apparence, ni de sens. En somme, nous demandions à l’œuvre d’art une constance inaliénable – à ceci près qu’elle exigait d’être entretenue voire restaurée, mais toujours dans le but de la maintenir dans son état premier.

        Faire appel à un ou plusieurs êtres vivants (quelles que soient leurs échelles) pour constituer une œuvre d’art occasionne dès lors, un rapport problématique : Comment maintenir l’œuvre d’art dans son état premier alors que le propre du vivant est le changement ?

        La question du vivant dans l’art prend réellement place dans les années soixante. Cette décennie et celle qui suivra, voient émerger de nouvelles pratiques artistiques qui vont bousculer la conception de l’œuvre. En Italie par exemple, un groupe d’artistes nommé Arte Povera utilise des matériaux organiques et périssables. Aux États-Unis, on observe l’émergence du « living art ».  C’est l’avènement des Event FLUXUS ainsi que des Happenings d’Allan Kaprow. L’œuvre se détache du matériel, ce n’est plus un objet mais un espace, une performance, un évènement, un milieu.

        Bien que certaines œuvres et performances mobilisent des êtres vivants – comme par exemple, le coyote dans la performance de l’artiste Joseph Beuys I like America and America likes me – il n’était pas encore question de faire perdurer l’œuvre le temps d’une exposition ni de la faire entrer dans une collection de musée. Cependant, ce changement de la conception d’œuvre d’art va ouvrir la voie aux artistes des années quatre-vingt. Ils et elles ont également mobilisé des êtres vivants dans leurs œuvres. Cette fois-ci, ces êtres non-humains ne seront pas là seulement en tant qu’accessoires et sur un temps court, mais en tant qu’acteurs voire sculpteurs de l’œuvre*.

        Lorsque l’on expose une œuvre sollicitant la présence d’êtres vivants, on bouscule à la fois la conception classique de l’œuvre mais également la distribution des rôles pour les acteurs des mondes de l’art. En effet, introduire du vivant dans l’art questionne la nature même de l’œuvre d’art, sa conservation ou encore sa collection (privée comme publique). Cela signifie aussi déléguer une partie de la création à des êtres vivants autonomes, donc rendre le déroulé de l’exposition imprévisible.

        Dans l’exposition Molusma, Elvia Teotski ne peut pas contrôler les actions des différents êtres vivants présents. Elle n’utilise pas seulement les criquets, les algues ou les moisissures comme matériaux mais elle écrit la partition de l’exposition puis collabore avec tous ces organismes pour créer l’œuvre. Cela modifie le rôle du conservateur et/ou du régisseur de l’exposition qui se retrouvent dans l’obligation d’adopter la casquette de soigneur. Les équipes sont chargées de veiller à la bonne évolution de l’exposition en préservant la vie des principaux protagonistes. L’œuvre ne peut plus juste rester telle que l’artiste l’a conçue initialement. Elle s’inscrit dans une temporalité.

        Par exemple, ici, les criquets mangent l’œuvre Sans fin faite de papier azyme, se nichent dans les voûtes, créant un effritement progressif de la structure. Le sel présent sur les algues utilisées pour réaliser les briques, accélère drastiquement le phénomène d’érosion. Quant aux moisissures, elles envahissent progressivement les moulages en alginate de l’œuvre Le reste des vagues. Travailler avec le vivant, de ce fait, c’est s’exposer à l’imprévu : en laissant agir l’être vivant dans l’espace d’exposition, l’artiste délègue une partie de la réalisation. Il ou elle perd une partie de sa marche de manœuvre.

        Cet aspect est au cœur de la réflexion d’Elvia Teotski. En effet, pour concevoir son exposition, l’artiste s’est inspirée des travaux de l’anthropologue Anna Tsing. Elle s’est particulièrement intéressée à la notion de « Feral » (« sauvage » en anglais) que la chercheuse développe dans son ouvrage Le champignon de la fin du monde et sur le site internet participatif Feral Atlas. Anna L. Tsing, désigne par « Feral » les environnements que les hommes ont tentés de contrôler en y laissant une marque indélébile, où la nature est finalement devenue hors de contrôle. Comme les multiples exemples relayés sur ce site**, dans Molusma, il s’agit de créer un environnement de toute pièce, y introduire des êtres vivants et de les laisser reprendre le contrôle de l’exposition.

        *L’un des meilleurs exemples est l’artiste français Hubert Duprat. En 1980, il commence sa série d’œuvres Les larves de trichoptères, qu’il poursuit encore aujourd’hui. Les larves de trichoptères ont la particularité de grandir dans un fourreau qu’elles ont elles-mêmes constitué avec les éléments se trouvant à leur portée (des brindilles, du sable, des cailloux etc…). Hubert Duprat lui, les a entourées de diamants, perles et pierres précieuses. Leurs fourreaux sont alors devenus comme de riches écrins. L’artiste devient le chef d’orchestre, celui qui a eu l’idée et a fourni le matériau. Quant aux larves, ce sont elles qui sculptent tout en faisant partie elles-mêmes de l’œuvre.

        **Par exemple, dans l’article d’Alyssa Paredes, intitulé « Chemical cocktails defy pathogens and regulatory paradigms » on découvre la lutte contre les maladies fongiques (et notamment le sigatoka noir) menée dans l’archipel des Philippines. Ce champignon a ravagé les plantations de bananiers et a poussé les agriculteurs à multiplier le déversement aérien de cocktails de pesticides et fongicides. Cette guerre contre le champignon dévastateur l’a fait évolué, devenir plus résistant et donc a amené les philippins a d’autant plus multiplier les produits déversés. Désormais les produits chimiques (et toxiques) ont pris place dans la vie des habitants. Et surtout, parallèlement, les antifongiques tuent les prédateurs du scarabée rhinocéros du cocotier provoquant une nouvelle dévastation des plantations agricoles.

        Pour aller plus loin :

        -- BECKER Howard S., Les mondes de l’art, Trad. Fr. Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 2010 [1988].

        -- BRAYER Marie-Ange, ZEITOUN Olivier (dir.), La fabrique du vivant : mutations, créations, Paris, Orléans, les Éditions du Centre Pompidou, Editions HYX, 2019.

        -- BRET Cyrille, « Les collections d’art contemporain à l’épreuve du vivant à travers quelques cas remarquables », Gradhiva, n° 23, 25 Mai 2016. [En ligne] URL : https://journals.openedition.org/gradhiva/3170 [consulté le 13--10--2021].

        -- BRET Cyrille,  » Les conservateurs sont-ils des soigneurs ? Les artistes sont-ils des éleveurs ? », Intervention du 16 avril 2019 pour la journée d’étude « Plus vif que mort ! » organisée par l’association des élèves conservateurs de l’INP. [En ligne] URL : https://soundcloud.com/institut-national-du-patrimoine/les-conservateurs-sont-ils-des [consulté le 13--10--2021].

        -- DE PAÏVA Joshua, « Les enjeux d’une rencontre avec l’animal dans un contexte artistique et muséal », Intervention du 16 avril 2019 pour la journée d’étude « Plus vif que mort ! » organisée par l’association des élèves conservateurs de l’INP. [En ligne] URL : https://soundcloud.com/institut-national-du-patrimoine/les-enjeux-dune-rencontre-avec?in=institut-national-du-patrimoine/sets/plus-vif-que-mort-lanimal-en-patrimoine  [consulté le 13--10--2021].

        -- DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

        -- DUPRAT Hubert, Le miroir du trichoptère, Lyon, Éditions Fage, 2020.

        -- TSING Anna L., Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017.

        -- TSING Anna L., Feral Atlas. [En ligne] URL : https://feralatlas.supdigital.org [consulté le 13--10--2021].

        Jeanne Dartois

        A pieds d’œuvres, de La Criée au musée

        Partant de la découverte de l’exposition Molusma d’Elvia Teotski, les professeurs conseillers-relais du 2nd degré Fabrice Anzemberg et Yannick Louis vous proposent des pistes pédagogiques pour prolonger votre visite au musée des beaux-arts de Rennes :

        À pieds d’oeuvres Volume 7

        Vous y trouverez des pistes de lecture autour d’un choix d’œuvres dans les collections permanentes du musée, en lien avec différentes entrées thématiques faisant écho à la pratique d’Elvia Teotski :

        La matérialité de l’œuvre, la qualité plastique des matériaux :

        -- la peinture : un affaire de chimie ?
        -- le bitume : séries noires aux musées : la question de la conservation

        L’art et la nature -- le vivant, une histoire ancienne :

        -- la nature comme expression de notre intériorité, de nos drames, de notre imaginaire ;
        -- le vivant, œuvre évolutive inscrite dans l’histoire de l’art

        et différentes ressources (bibliographies, sitographies et prolongements autour des questions de développement durables)

        Pour plus d’informations ou construire votre parcours « art contemporain et patrimoine », vous pouvez contacter les professeurs conseillers relais :

          -- Fabrice Anzemberg – fabrice.anzemberg@ac-rennes.fr
          -- Yannick Louis – yannick.louis@ac-rennes.fr

          ou au 02 23 62 17 54 (permanence tous les mercredis en période scolaire de 14h000 à 16h00 au musée des beaux-arts de Rennes)

          A propos des algues vertes en Bretagne

          L’exposition Molusma, du grec « souillure », prend son point de départ dans les recherches approfondies menées par l’artiste Elvia Teotski le long des littoraux breton, marseillais et mexicain, territoires entre lesquels elle tisse des liens et interroge les connexions.

          Les algues vertes sont un ensemble d’algues dont les pigments photosynthétiques principaux sont les chlorophylles a et b. Elles font partie intégrante du paysage breton. Mais depuis les années 1970 surviennent chaque année des « marées vertes », lors desquelles les plages se retrouvent recouvertes de ces algues qui ont proliféré avant de s’échouer sur le sable.

          Ces végétaux apprécient les eaux peu profondes. Lorsque vient le printemps, le soleil les réchauffe rapidement et aide à la croissance des algues. Au-delà de bonnes conditions environnementales, ces plantes ont besoin de nutriments, notamment d’azote pour grandir. Or, la Bretagne accueille de nombreux élevages intensifs, qui déversent leurs déchets dans les cours d’eau. L’azote s’y retrouve, sous forme de nitrates, et rejoint le littoral breton. C’est un moment de festin pour les algues : eau chaude, peu de courant et nutriments !

          Une fois échouées sur les plages, les problèmes commencent et les ramasseurs d’algues s’activent avec leur pelleteuse. En plus d’être glissantes et encombrantes, lorsque les algues pourrissent en couche épaisse sur les plages, elles rejettent un gaz toxique. À partir d’une certaine concentration de ce gaz dans l’air, notre nez n’y est plus sensible et nous ne pouvons pas le détecter.

          C’est ainsi qu’ont eu lieux plusieurs drames en Bretagne : un coureur retrouvé mort à la fin des années 1980, puis un cheval et son cavalier, dont seul ce dernier a survécu. En 2009 c’est un ramasseur d’algues qui est retrouvé auprès de sa machine, puis deux chiens, qui décèdent pendant une promenade.

          Pour l’exposition Molusma, Elvia Teotski décide d’utiliser ces algues échouées comme matériau de construction dans ses briques en terre crue. La valeur de l’algue est alors complètement changée : de rejet de la mer potentiellement toxique, elle devient utile et matière première. Le « déchet » est valorisé !

          Anna Tsing et la notion de « feral »

          Elvia Teotski s’intéresse beaucoup aux relations entre les différentes espèces habitant un même milieu, ainsi que les connexions entre chacune des espèces et le milieu en lui-même. Sur ce point, les recherches de l’artiste croisent celles d’Anna Tsing.

          Anna L. Tsing est professeure en anthropologie aux États-Unis. Elle travaille de manière interdisciplinaire, entre sciences humaines, sciences sociales et sciences naturelles. Elle s’intéresse tout particulièrement à l’impact de l’économie capitaliste sur les milieux sociaux et naturels, et cherche à mettre en lumière les conséquences de la mondialisation.

          Elle désigne comme « feral » les environnements investis par les hommes mais qui se sont développés au point d’être hors de contrôle. Par exemple l’introduction d’espèces dans des lieux où n’ont pas de prédateurs naturels, ou la suppression de la biodiversité pour des cultures intensives, sur lesquelles se développent ensuite des prédateurs et parasites spécifiques.

          « Feral Atlas : the more-than-human anthropocene » (l’atlas « feral » : l’anthropocène plus qu’humain) est un site web édité par Anna Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou. L’accueil de l’atlas propose des objets flottants de tout type ; animaux, végétaux, bactéries, etc. Chaque item est classé dans une des quatre catégories : « Invasion », « Acceleration », « Capital » ou « Empire ».

          En cliquant sur un item, il apparaît dans l’environnement dans lequel il évolue, montré donc cette fois comme partie d’un tout, non plus un objet flottant sans lien. Puis lui est associé une étude de son cas : son histoire, son actualité, etc. Tout en bas de la page de chaque élément, sont proposés d’autres éléments du même environnement ou de la même catégorie.

          L’idée du site est la remise en contexte et la création de liens entre les éléments des différents environnements pour comprendre l’impact humain sur les écosystèmes et la façon dont ils sont devenus hors de contrôle. Donc, la façon dont ils sont devenus feral.

          Il s’agit d’un site très riche, à explorer juste ici ! Feral Atlas (supdigital.org)

          Bibliographie et sitographie Elvia Teostki

          Algues, champignons et moisissures :

          -- AFEISSA Hicham-Stéphane, Esthétique de la charogne, Éditions Dehors, Bellevaux, 2018.

          -- COSSART Pascale, HYBER Fabrice, Le monde invisible du vivant : bactéries, archées, levures/champignons, microalgues, protozoaires et … virus, Odile Jacob, Paris, 2021.

          -- GARINEAUD Clément, Récolter la mer : des savoirs et des pratiques des collecteurs d’algues à la gestion durable des ressources côtières dans le Finistère (Bretagne), thèse de doctorat en Ethnoécologie, Muséum national d’histoire naturelle, Paris, soutenu le 27 Mars 2017.

          -- LÉRAUD Inès, VAN HOVE Pierre, Algues vertes l’histoire interdite, Delcourt, Paris, 2019.

          -- MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant : Enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud, Arles, 2020.

          -- DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, Paris, 3e édition 2010 (1re édition Southern Illinois University Press, Carbondale, 1915).

          Ecologie et politique :

          -- BENNETT Jane, Vibrant Matter : a Political Ecology of Things, Duke University Press, Durham, 2010.

          -- CHATEAURAYNAUD Francis, DEBAZ Josquin, Aux bords de l’irréversible, sociologie pragmatique des transformations, Éditions PETRA, Paris, 2017.

          -- D’HOOP Arianne (dir.), THOREAU François (dir.), L’appel des entités fragiles. Enquêter avec les modes d’existence de Latour, Presses de l’Université de Liège, Liège, 2018.

          -- FERDINAND Malcolm, Une écologie décoloniale, penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, Paris, 2019.

          -- HARAWAY Donna, Vivre avec le trouble, Les Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020.

          -- TSING Anna, Le champignon de la fin du monde : Sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, Éditions La Découverte, Paris, 2017.

          -- DESPRET Vinciane, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, Éditions La Découverte, Paris, 2012.

          -- MAZOYER Marcel, ROUDART Laurence, Histoire des agricultures du monde, Du néolithique à la crise contemporaine, Seuil, Paris, 2002.

          -- MONSAINGEON Baptiste, Homo detritus, critique de la société du déchet, Seuil, Paris, 2017.

          -- SEKIGUCHI Ryôko, Manger fantôme : manuel pratique de l’alimentation vaporeuse, Éditions Argol, Paris, 2012.

          -- Vivre dans un monde abîmé, Critique, n° 860-861, Jan-Fev 2019.

          Pour la jeunesse :

          -- CLÉMENT Gilles, GRAVÉ Vincent, Un grand jardin, Cambourakis, Paris, 2016.

          En ligne :

          -- Feral Atlas, the more-than-human anthropocene : https://feralatlas.org

          -- World of matter : http://worldofmatter.net/

          -- Neuhaus : Academy for more than human Knowledge, online ressource : https://issuu.com/hetnieuweinstituut/docs/publicatie_neuhaus_24sep01

          -- TSING Anna, « La vie plus qu’humaine » in Terrestres, revue de livres, des idées et des écologies, 26 Mai 2019. https://www.terrestres.org/2019/05/26/la-vie-plus-quhumaine/

          -- LYNES Krista Geneviève, World of Matter, « Introduction : Planetary Aesthetics » in Elemental – an arts and ecology Reader, Gaia Project Press, Manchester, 2016. http://events.worldofmatter.net/wp-content/uploads/2016/05/Elemental-World-of-Matter.pdf

          À écouter :

          -- BRET Cyrille, « De l’animal sacrifié à l’animal sublimé : l’animal vivant dans l’art contemporain » lors de la Journée d’étude « Plus vif que mort ! » organisée par l’association des étudiants conservateurs de l’Institut National du Patrimoine, sur France Culture, le 16 Avril 2019. https://www.franceculture.fr/conferences/institut-national-du-patrimoine/de-lanimal-sacrifie-a-lanimal-sublime-lanimal-vivant-dans-lart-contemporain

          -- Présentation du livre Esthétique de la charogne d’Hicham-Stéphane Afeissa
          https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-la-philo/le-journal-de-la-philo-du-lundi-21-janvier-2019

          -- Marc Dufumier, agronome, professeur honoraire à AgroParisTech
          https://www.leparlementdesliens.fr/r%C3%A9%C3%A9couter-les-conversations
          https://www.franceculture.fr/personne-marc-dufumier.html

          L'exposition