Nous serions donc en présence de trois installations vidéo exposées à La Criée. Pourtant, la formule ne suffit pas car Déplier se départit d’une juxtaposition d’images qui viendraient « occuper » l’espace d’exposition. Déplier explore davantage le potentiel de l’image vidéo à générer en elle-même des interstices d’opacité, des trouées d’aveuglement, des éblouissements mentaux. Dans l’espace d’exposition, Déplier est aussi une tentative de faire tenir, avec toute leur fragilité et leur simplicité, la puissance des images à produire des espaces autres que Michel Foucault nomme des hétérotopies, c’est-à-dire des espaces échappant aux délimitations identitaires, territoriales, administratives, institutionnelles, pour élaborer des trajectoires insensées.
L’exposition de Benoît Laffiché étire à l’extrême le temps et l’espace dans une simplicité déconcertante, afin de mieux faire émerger le pouvoir des images à renouer avec la densité et la complexité du monde. Avec la vidéo Jato, c’est l’étendue du sol éthiopien, de ses plaines et de ses plateaux, qui prévaut par la capacité du marathonien Abebe Bikila à excéder les contraintes du corps et de la topographie. Exposée dans une petite salle, l’image vidéo vient s’incruster, discrètement, dans un pan de mur. L’économie du dispositif contraste avec l’étendue infinie, autant géographique qu’imaginaire, parcourue par le marathonien Abebe Bikila.
Dans la grande salle d’exposition, une paroi longue de 4,5 mètres s’ancre seule dans le sol pour projeter Pirogues, œuvre tout autant sonore que visuelle. La vidéo s’accroche au bloc pour y creuser des plans sombres traversés par des rais de lumières. La perte de repères est accentuée par un espace sonore omniprésent de voix humaines, de bruits de la mer, d’entrechoquements dans les pirogues liés aux manœuvres des pêcheurs sénégalais.
The Endless Summer, extrait du film du même titre réalisé en 1966 sur des surfeurs à la recherche des meilleures vagues en Afrique, est exemplaire de ce rapport des corps à l’espace océanique. Les images de surf sont projetées sur un large panneau rectangulaire en bois qui, depuis le sol, vient sobrement s’adosser aux murs de La Criée. Basculée d’une horizontalité panoramique conventionnelle à une verticalité inhabituelle, l’image creuse encore davantage l’espace de la vague.
Déplier ces trois œuvres vidéo dans l’espace de La Criée revient alors à pratiquer cette pensée archipélique convoquée par le poète Edouard Glissant : » Une autre forme de pensée plus intuitive, plus fragile, menacée mais accordée au chaos du monde et à ses imprévus, ses développements, arc boutée peut être aux conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans une vision poétique et de l’imaginaire du monde « *.
* Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p 43.
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