Il y a d’abord l’œuvre qui, pour avoir lieu, nécessite la co-présence de l’artiste et d’un autre individu. Ce dernier n’est pas d’emblée un spectateur ni un public de l’oeuvre, mais plutôt l’usager d’un espace urbain.
L’artiste Cirrus a résidé trois mois durant dans la ville de Rennes pour réaliser trois œuvres.
-- La première œuvre, Monochrome rouge, consiste à rencontrer dans la rue des passants qui portent un vêtement rouge. Questionnant ces derniers sur leur choix d’un vêtement rouge et sur leur rapport subjectif à cette couleur, il photographie un détail du vêtement. Dans l’espace d’exposition, les photographies sont recomposées en un tableau-puzzle à échelle humaine accompagné d’un livre rapportant les témoignages qui en résultent.
-- La seconde œuvre, L’espace et nous, est une installation de pulls colorés dans le renfoncement d’une façade de bâtiment. A partir de vêtements, cette installation constitue alors un tableau abstrait dans l’espace de la ville qui vient déplacer le regard du passant sur l’environnement urbain. Proposition au regard poétique, elle est aussi une offrande faite au piéton de toucher ou de repartir avec un des pulls exposés.
-- La troisième œuvre, Appropriation, est une proposition faite à groupe d’habitants d’un quartier de Rennes de réfléchir sur la notion d’habitat contemporain. L’enjeu est alors d’aboutir à la réalisation dans l’espace public d’une installation en éléments de puzzle en carton qui prend appui sur une façade d’immeuble. Esquissant le début d’une habitation, cette forme fragile et éphémère soulève discrètement des questions relatives à la clôture ou à l’ouverture, à l’isolement ou au partage, questions qui conditionnent nos relations à l’habitat.
Marika Bührmann a pour projet d’installer un espace de convivialité dans le hall d’entrée de la Maison de Quartier de Maurepas à Rennes. Invités à partager un thé et des gâteaux avec l’artiste, les habitants sont libres de dialoguer avec elle. Au-delà de sa dimension conviviale, cet espace a surtout pour enjeu de recueillir auprès des habitants un témoignage sur ce que seraient selon eux les gestes pour survivre aujourd’hui dans notre monde.
Lors de l’ouverture de l’exposition Art Envie à La Criée, Pedro Pereira réalisera à l’entrée du centre d’art un alignement de pâtisseries portugaises. Ce geste d’offrande d’un objet portugais à une culture française recèle toutefois une double ambiguïté : celle de consommer l’œuvre pour pouvoir pénétrer dans l’espace d’exposition et celle de se rabaisser au sol pour recevoir cette offrande.
Pour réaliser une vidéo intitulée Métamorphose bleu blanc rouge, Rozenn Nobilet est allée à la rencontre d’habitants de Rennes et de Paris afin de connaître leur avis sur les valeurs qu’ils accordent aujourd’hui aux couleurs du drapeau français et aux termes « Liberté, Egalité, Fraternité ». A ces portraits filmés, s’alternent des images d’archives de défilés et manifestations. La proximité établie par l’artiste avec les habitants repose donc sur un questionnement partagé de la citoyenneté française aujourd’hui.
Nous sommes ici devant des dispositifs particuliers de socialisation de l’acte artistique où « l’artiste est tout à la fois auteur de sa création et dépouillé des modalités par lesquelles elle advient. » Notons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’œuvres spectaculaires, pérennes, mais d’œuvres qui investissent des strates oubliées, invisibles ou discrètes de l’échange intersubjectif et social.
Il y a ensuite la forme de l’œuvre et celle de l’exposition qui négocient différentes déclinaisons :
-- un objet autonome dans l’espace offert à l’expérience sensible du visiteur comme par exemple les lettres « FEL » composées en volume par Pedro Pereira. Sur ces modules de lettres, des épices ont été projetées, diffusant dans l’espace une odeur particulière. Le mot « FEL » en portugais signifie “ amertume ” comme un goût ou un sentiment désagréable que l’on transporte en soi. Lues à l’envers, les lettres “ LEF ” peuvent être les initiales de Liberté Egalité Fraternité ;
-- un diaporama de Marika Bührmann intitulé …Pour survivre à la vie qui retrace son intervention avec des habitants de Saint-Nazaire. Accompagné d’un espace de convivialité et de consultation. Hors de toute exposition ostentatoire, l’œuvre de Marika Bührmann fait prévaloir « l’être avec » de l’intimité ;
-- une action réalisée dans un espace public, filmée et retranscrite dans l’espace d’exposition comme les vidéos de Cirrus donnant à voir la transformation éphémère de cabines téléphoniques en pharmacies psychiques, ou d’abris-bus en chambre à coucher.
Autant de formes qui se différencient les unes des autres mais qui se rejoignent sur une intention commune : l’œuvre d’art ça propose, ça questionne, ça étonne, ça transporte le regard. Mais ça ne délivre jamais de solutions. La gestion du regard, on en trouve suffisamment dans les médias, les publicités, les émissions de divertissement ou autre télés-réalités. L’œuvre d’art refuse d’instrumentaliser les individus et, de fait, refuse de se laisser instrumentaliser par quelque dogme ou programme idéologique.