De la matière à l’idée : révéler l’hybridation technique Quels sont les moyens d’hybridations techniques (plastiques et scénographiques) mis en œuvre de l’exposition Biomimetic Stories de Pierre Jean Giloux ?

L’hybridation constitue le cœur de l’exposition Biomimetic Stories de Pierre Jean Giloux. Ce concept traverse l’ensemble de sa démarche artistique et devient l’outil clé de communication de ses idées et visions. En mêlant technologies numériques, procédés plastiques et dispositifs scénographiques, l’artiste crée un dialogue entre plusieurs temporalités et concepts afin de questionner le spectateur. Dans ce billet de blog, nous examinerons les moyens techniques d’hybridation déployés dans l’exposition Biomimetic Stories de Pierre Jean Giloux, afin de vous permettre de mieux comprendre et de vous approprier les réflexions et questionnements qu’elle soulève.

SOMMAIRE

  1. I - Passé, présent, futur : une hybridation numérique par la 3D

  2. II - Immersion sonore : une hybridation auditive par le déphasage

  3. III - Bioluminescence : une hybridation technologique par la science

Passé, présent, futur : une hybridation numérique par la 3D

Pierre Jean Giloux manipule les techniques numériques avancées de la vidéo par l'animation 2D et 3D afin de reconstruire des mondes où le réel et le virtuel se superposent. Son travail ne cherche pas à embellir l’avenir, mais à interroger notre perception du présent, en brouillant la frontière entre le tangible et l’intangible.

Grâce à des rendus photoréalistes, il fusionne images réelles et modélisations numériques, offrant une liberté totale à la mise en scène et à l’animation. Cette technique crée une ville qui n’existe plus que dans le désert et dans l’image, entre vestige et illusion.

Dans Smart City de Dholera, il revisite un projet urbain ambitieux du Gujarat, en Inde, autrefois présenté comme une métropole ultra-connectée, mais aujourd’hui abandonné. En mêlant prises de vue aériennes et insertions 3D évoquant une tempête de sable, il en fait une cité spectrale, suspendue entre ce qu’elle a été, ce qu’elle aurait pu devenir et ce qu’elle ne sera jamais.

La ville se dessine progressivement : les grains de sable du désert s’animent, tourbillonnant pour ériger les bâtiments, comme si le projet renaissait sous nos yeux. Pourtant, ces constructions restent perméables au regard, leur texture mouvante donnant une impression de ville fantôme, à la fois présente et insaisissable.

Au fil de la vidéo, la montée en puissance des structures crée un sentiment de vertige et d’immensité. Jusqu’où cette ville spectrale va-t-elle s’élever ? Quand cessera-t-elle de se construire ?

Puis, l’ambiance bascule. D’un ciel bleu limpide sur un terrain désertique, le paysage se charge d’une brume rougeâtre, tandis qu’un soleil gigantesque semble sur le point de tout embraser. Une oppression croissante s’installe, laissant le spectateur face à un doute troublant : cette ville a-t-elle vraiment existé, ou n’est-elle qu’un mirage, une illusion bâtie de sable et de promesses oubliées ?

The Line est un projet urbain futuriste en Arabie Saoudite, prévu pour s’étendre sur 170 km et accueillir 9 millions d’habitants dans une bande ultra-connectée de 200 mètres de large et 500 mètres de haut. Le projet, financé par l’Arabie Saoudite dans le cadre de la région NEOM, promet une ville sans voitures, sans pollution, alimentée par des énergies renouvelables et dotée d’un transport souterrain ultra-rapide. Bien que les travaux aient commencé en 2022 avec des excavations massives, le projet reste pour l’instant une vision numérique, avec des retards importants, des défis techniques et des coûts élevés qui ralentissent sa progression. De nombreux experts doutent qu’il soit un jour achevé dans la forme prévue. Si les deux projets sont à des milliers de kilomètres, leurs similitudes restent frappantes. Dans ces deux cas, la 3D est l’outil principal d’une mise en scène du futur, oscillant entre promesse et illusion. L’un était censé être une smart city indienne tournée vers l’innovation, l’autre une mégastructure défiant les lois de l’urbanisme traditionnel. Tous deux ont bénéficié d’une iconographie numérique travaillée, vendant un avenir spectaculaire qui, pour l’instant, reste hors d’atteinte. 

En juxtaposant images réelles et simulations, Giloux ne crée pas seulement des œuvres, il fabrique du doute. Ses films placent le spectateur face à un vertige : ce qu’il voit est-il un projet inachevé ou une illusion totale ? En exposant l’écart entre les discours futuristes et la réalité économique et politique, il révèle le pouvoir critique de l’image numérique. Là où certains l’utilisent pour vendre des rêves, lui s’en sert pour en révéler les échecs.

Immersion sonore : une hybridation auditive par le déphasage

L'exposition débute dès l'entrée de La Criée avec une bande sonore diffusée en boucle, intégrant un effet Doppler (changement de fréquence du son perçu par un observateur en mouvement par rapport à la source du son). Cette bande sonore s'étend dans le couloir menant à l'installation multi-écrans. Les sons, enregistrés sur un marché d'Ahmedabad, où les bandes-son en boucle sur de petits haut-parleurs créent une musique répétitive, un phénomène appelé déphasage sonore (décalage progressif des ondes sonores entraînant une variation de l'écoute perçue).

Ce déphasage sonore est présent dans les vidéos de Pierre Jean Giloux, qui combinent des captures du réel avec des sons électroniques mixés en studio en collaboration avec Lionel Marchetti, compositeur de musique concrète (genre de musique où les sons sont enregistrés puis transformés à l'aide de techniques électroniques. C'est de la musique créée en utilisant des sons modifiés par des ordinateurs et des machines.). Un haut-parleur diffuse à l'extérieur des sons enregistrés sur un marché à Ahmedabad, évoquant la "criée" dans les marchés en Inde. La répétition des enregistrements diffusés par de mini-haut-parleurs crée une "musique" très répétitive, semblable à celle de Steve Reich, musicien et compositeur, pionnier de la musique minimaliste et inventeur de la technique musicale du déphasage.

À l'intérieur, le son sera spatialement distribué avec un effet Doppler. L'artiste aime créer une désynchronisation du son et de la vidéo qui évolue progressivement, offrant ainsi au visiteur une expérience unique à chaque passage, on découvre par soit même de nouveaux détails sonores et contribue à appuyer l’hybridation présente dans ses vidéos. L'exposition commence donc par le son, un aspect essentiel pour l'artiste car il fait partie intégrante de la narration.

Bioluminescence : une hybridation technologique par la science

L’installation immersive de Pierre Jean Giloux interroge également la dimension technologique et scientifique de l’hybridation à travers le phénomène de la bioluminescence.
Ce phénomène naturel, présent sur Terre depuis 4 milliards d’années, se retrouve chez de nombreuses espèces, telles que les méduses, les lucioles, les champignons ou encore les bactéries.

Dans la vidéo Madurai (5), présentée dans la grande salle, il propose une projection fictionnelle en réalité augmentée d’un système d’éclairage urbain basé sur la bioluminescence. Cet éclairage fonctionnerait grâce à des bactéries circulant dans les réseaux de récupération d’eau de la canopée artificielle.
Pour concevoir ce projet, il s’est appuyé sur diverses recherches scientifiques. Le processus repose sur une réaction biochimique : l’apport d’oxygène stimule les bactéries bioluminescentes, qui émettent alors de la lumière sous forme de photons. En 2020, l’entreprise française Glowee a proposé un premier projet pilote d’éclairage urbain bioluminescent dans la commune de Rambouillet.

Sa deuxième piste de recherche, abordée à travers les storyboards à l’encre colorée BiolumiscenTTower (8) et la vidéo préparatoire Biomimetic Stories (7), explore l’idée d’une hybridation artificielle des plantes pour les rendre lumineuses. De nos jours, de nombreux laboratoires de recherche travaillent sur ce sujet. Ainsi, en 2020, un laboratoire russe a réussi à rendre des plants de tabac brillants durant toute leur vie grâce à un génome issu de champignons bioluminescents.

À travers Biomimetic Stories, Pierre Jean Giloux propose une utopie réaliste et scientifique dans laquelle l’homme aurait développé la transgénèse (modification génétique d’organismes vivants) pour répondre aux enjeux énergétiques et environnementaux actuels. En effet, l’ADN est universel et tous les êtres vivants partagent le même langage génétique. Il est donc possible d’intégrer des gènes luciférases à un grand nombre de plantes. Ainsi, l’artiste imagine un futur où les espaces urbains seraient entièrement végétalisés et autosuffisants en énergie, évoquant l’écosystème lumineux et organique d’Avatar…

L’exposition Biomimetic Stories de Pierre Jean Giloux explore l’hybridation comme un moyen de susciter une réflexion critique sur l’avenir et notre perception du monde. En combinant technologies numériques, son et bioluminescence, l’artiste crée un dialogue entre le réel et l’imaginaire. À travers la 3D, il réunit des visions de villes spectrales, entre vestiges et illusions, comme dans son projet Smart City Dholera, où le passé et l’avenir se confondent. Son utilisation du déphasage sonore, avec l’effet Doppler, perturbe la perception auditive pour offrir une expérience immersive, tandis que la bioluminescence, inspirée de phénomènes naturels, ouvre des pistes technologiques et écologiques, imaginant un futur où les espaces urbains seraient autosuffisants en énergie. En mêlant innovation et critique, Giloux questionne le rôle des technologies dans la construction de futurs potentiels, tout en dévoilant les illusions qu’elles génèrent.