Complémentarités

À travers l’exposition Avaler les Cyclones d’Évariste RICHER

La complémentarité est au cœur du travail de l’artiste français Evariste RICHER. Celle-ci semble animer les êtres humains depuis une époque antique. En effet, elle semble être une quête, une réponse recherchée. Comme en témoigne le mythe des sphères androgynes de Platon coupées en deux par Zeus, qui aurait condamné chacun·e d’entre nous à chercher sa moitié pour retrouver leur complétude. Ainsi, bien que cela reste un mythe, cette recherche de complémentarité se retrouve dans des productions ou des moyens d’expression humains.

Les œuvres de l’exposition « Avaler les Cyclones » d’Evariste RICHER, présentée d’octobre à décembre 2023 au centre d’art contemporain La Criée à Rennes, présentent certaines dualités. Si l’on élargit un peu le spectre, et parce que nous sommes étudiants en design produit, elle peut aussi s’exprimer dans ces disciplines. Comment se manifeste la complémentarité dans ces œuvres et, par extension, dans le design produit ? Elle peut avant tout être formelle, de l’ordre du sculptural, ou bien visuelle, de l’ordre du pictural. Enfin, elle peut être plus suggérée par un discours ou un geste. Nous évoquerons dans cet article les différentes formes que peut prendre la complémentarité et l’influence qu’elle aura sur l’œuvre et sur notre perception de celle-ci.

Complémentarité formelle

En circulant dans l’exposition, nous passons entre des œuvres telles que Festina Lente ou Noyau du monde. La première se compose d’un mégaphone et d’un fossile d’ammonite dont la forme ellipsoïdale aplatie vient boucher l’amplificateur du mégaphone. La seconde, quant à elle, représente deux mains tenant chacune une pierre, à savoir une sphéro-sidérite présentant un nodule sphérique et un namacalathus, fossile d’origine animale présentant un trou où viendrait se nicher le nodule. Ces œuvres, présentées de la sorte, sont des exemples de ce que nous appelons la complémentarité formelle.

Par complémentarité formelle, nous entendons en premier lieu l’idée d’assemblage, d’emboîtement physique. Il peut répondre à un besoin technique, c’est-à-dire relier et faire tenir plusieurs pièces entre elles et assurer la structure d’un ensemble. En design produit, il est important de se questionner sur comment sont assemblés les objets car c’est ce qui leur permettra d’exister. D’un point de vue technique, voire industriel, les assemblages, malgré leur importance, sont souvent cachés. Cela peut s’expliquer parce que les objets présents ne sont pas pensés pour être compris et réparés, et parce que cela est parfois plus rapide et moins cher, on préférera la colle ou la soudure à un assemblage vis et écrou.

Dans le cas des œuvres, la complémentarité est visible et rendue évidente. Comme si les formes étaient faites pour s’assembler et que le porter à nos yeux avait un intérêt particulier. De ce fait, l’assemblage de formes complémentaires répond aussi à un besoin d’harmonie. Ce besoin, il en est évidemment question dans le design produit tant l’aspect esthétique et plastique d’un objet peut être induit par l’objet lui-même ou entre plusieurs d’entre eux, en gamme. Le·la designer peut s’attacher à rendre complémentaire, harmonieux, par un jeu de forme et de contre forme, les éléments de son objet ou de sa gamme. Sur ce point, aux yeux de l’usager, un objet peut être perçu comme “astucieux”, “bien pensé” ou simplement “marrant”.

En parlant de complémentarité formelle et de jeu de forme-contre forme, et pour faire un petit clin d’œil à l’architecture rennaise, l’opéra de Rennes, dessinée par Charles MILLARDET et construit par Pierre LOUISE au XIXe siècle a pour originalité de s’adapter à la forme de l’hôtel de ville qui lui fait face, l’avancée circulaire du premier correspondant au retrait du second, construit quant à lui par Jacques GABRIEL environ un siècle auparavant.

Complémentarité visuelle

La complémentarité n’est pas uniquement formelle, volumique : les éléments, assemblés, juxtaposés, peuvent former un ensemble visuel, une image figurative ou abstraite. Cet ensemble visuel se comprend une fois toutes les pièces réunies, bien qu’il peut être induit par chaque élément individuel (fragment d’image, etc.) à la manière de pièces d’un puzzle dont le dessin nous apparaît une fois que sont assemblées un certain nombre de pièces. 

À ce titre, nous pouvons évoquer l’œuvre Cyclone et Cercle de Cues #5. Cyclone est composée de plus de 10.000 dés à jouer qui, en fonction de leur nombre de points sur leurs faces, créent des zones plus ou moins foncées, qui forment à leur tour le dessin d’une dépression atmosphérique, d’un cyclone. Pris séparément, les dés de cette œuvre ne forment aucun dessin et ne révèlent rien au·à la spectateur·ice si ce n’est une face d’1 à 6 points noirs sur fond blanc. Mis ensemble, complétés, ces légères différences de valeur permettent la création d’un ensemble visuel dont le·la spectateur·ice prend alors conscience, non sans un peu de recul et un hochement de tête.

Cercle de Cues #5 est quant à elle composée de plaques de céramiques émaillées blanches et oranges qui viennent former un polygone, tendant vers le cercle, orange uni, tel “un soleil orange par delà les nuages et les tempêtes”. Autre exemple du même artiste, mais cette fois hors exposition, le service de vaisselle Bleu Élysée choisi par le président MACRON en 2018 – le débat sur le prix du service de vaisselle avait fait grand bruit à l’époque – est un exemple de complémentarité formelle. Individuellement , les assiettes ne forment aucune image si ce n’est une composition graphique abstraite, alternance de formes géométriques plus ou moins complexes et de tracés, mais une fois mises côte à côte elles font apparaître le plan de l’Élysée. 

Si la complémentarité visuelle nous fait quitter le champ formel de l’objet, elle n’est pas pour autant absente du design produit. Elle peut notamment permettre au·à le·la designer produit de jouer avec les limites formelles d’un objet, soit en les accentuant, si la complémentarité visuelle se met au service de la forme, ou au contraire en les estompant, la troublant, faisant se concentrer l’usager sur un ensemble visuel affranchi.

Complémentarité sémiotique

Enfin, il y a pour nous une complémentarité sémantique et sémiotique qui accompagne, crée ou dépasse les deux premières. Celle-ci relie plusieurs éléments sans liens rationnels apparents par un discours, un geste ou un signe qui peuvent expliquer ou exprimer la complémentarité. L’artefact créé est vecteur d’un message, que l’auteur·ice choisit de mettre en avant ou que le·la spectateur aura tiré de son interprétation. 

Dans Festina Lente, la complémentarité entre l’ammonite et le mégaphone n’est pas uniquement formelle, car tout autre objet ayant une forme similaire aurait pu être disposé à la place de l’un ou de l’autre. Les deux éléments se complètent au niveau du sens : l’artiste nous explique que l’ammonite est un fossile, qui renvoie au silence, au passé, s’opposant ainsi au bruit et au présent que renvoie le mégaphone, qui est un objet contemporain. Son discours renforce donc la complémentarité de l’œuvre, la singularise. Dans Noyau du monde, les deux pierres sont issues de deux endroits éloignés du monde, les États-Unis et la Namibie. Sans le geste de l’artiste ces deux pierres n’auraient jamais été mises en lien, a priori jamais complétées de la sorte : nous le remarquons grâce aux moulages en plâtre des mains de l’artiste qui les tiennent et les montrent au·à la spectateur·ice. Ces mains sont d’ailleurs plus grandes que les pierres, ce qui questionne l’importance – prédominante – du geste de l’artiste. 

Un autre exemple marquant dans l’exposition sont les œuvres Apocalypse et Histoire, deux pales d’hélicoptère désassemblées auxquelles sont ajoutés dans leur prolongement une baguette de chef d’orchestre pour la première et un crayon de papier pour l’autre. Les deux œuvres sont positionnées face à face sur deux murs. S’il peut être facilement compris qu’elles se répondent, leur complémentarité propre n’est pas évidente. La baguette du chef d’orchestre donne le tempo de la musique, associée directement au temps tandis que le crayon d’architecte esquisse les dimensions de l’espace. Quels liens entre ces instruments de mesure et des pales d’hélicoptères ? Le souvenir de la rotation des pales, non sans faire écho à la force centrifuge d’un cyclone, les font devenir elles aussi, une fois démantelées, des outils de mesure, aiguilles d’une horloge, d’un métronome.

Cette complémentarité, quelque peu plus ésotérique, est davantage laissée libre à l’interprétation du·de la spectateur·ice. La complémentarité sémantique et sémiotique peut paradoxalement être basée sur un contraste. Les matériaux employés en design produit, outre leurs propriétés techniques, peuvent avoir une plasticité différentes qui renvoient à des milieux parfois opposés. C’est le cas d’objets dont certains éléments renvoient dans leur essence ou leur procédé de mise en forme à l’industrie, l’artificiel, quand d’autres, parfois laissés plus bruts, renvoient plutôt – non sans une certaine naïveté – à l’artisanat, au “naturel”. Cela peut avoir pour but de créer un équilibre dans l’objet, une complémentarité, ou un déséquilibre, un duel, selon le message, critique ou non, du·de la designer.

Il existe ainsi dans les œuvres d’Evariste RICHER et dans le design produit plusieurs formes de complémentarités. La complémentarité formelle, visuelle, sémantique et sémiotique qui peuvent respectivement permettre de répondre à un besoin technique d’assemblage, un besoin humain d’harmonie et qui peuvent servir un geste ou un discours.

Les œuvres citées de cette exposition présentent toutes des complémentarités. Celles-ci peuvent aussi à leur tour, et c’est certainement le cas de le dire, se compléter entre elles. Mais si le caractère “complet”, au sens technique du terme, est essentiel en design produit pour que l’objet assure correctement sa fonction, quelle est son importance dans l’art ? Elles participent sûrement au fait que l’on retienne une œuvre ou une anecdote, que ce soit parce qu’elles nous satisfont, nous amusent ou parce qu’elles nous laissent sceptiques. Mais l’œuvre d’art ne cherche pas forcément à être interprétée d’une seule manière invitant au contraire à ce que chacun·e en ait sa propre vision. Finalement, une œuvre d’art doit-elle forcément être complète ?

L.DANET, O.PANNE, M.VANHECKE – 2024