Dualité temporelle

« Avaler les cyclones » est une exposition d’Evariste Richer qui inaugure le nouveau cycle artistique du centre d’art contemporain de La Criée de 2023-2025 : « Festina Lente » signifiant Hâte-toi lentement. C’est en ce sens dans un monde allant de plus en plus vite, qu’il nous est dit de ralentir et de prendre le temps. Hâte-toi lentement est une oxymore entre lenteur et vitesse indiquant de faire les choses de façon plus lente, moins rapide. L’exposition « Avaler les cyclones », conçue comme une carte météorologique, présente 11 œuvres qui abordent les thèmes des dérèglements climatiques, des catastrophes naturelles et de l’accélération de notre perception du temps. Dans cette mesure, nous nous sommes penchés sur la dualité temporelle très présente dans cette exposition, où une certaine urgence nous est exposée afin de réinventer des usages et de prendre le temps de penser, de réfléchir des formes d’adaptation, d’alternatives ou de résistances aux crises actuelles notamment écologiques et sociétales qui rythment et affectent notre quotidien.

Nous pouvons définir la dualité comme la coexistence de deux composantes différentes, souvent antagoniques mais inséparables. Par exemple, on peut dire que la création est duale dans le sens où il n’y a pas de blanc sans noir, pas d’ombre sans lumière, pas de plein sans vide. Cette dualité se rapporte aussi à notre rapport au temps : Pas de présent sans passé. La dimension temporelle est relative aux choses matérielles marquées par le temps qui passe en s’inscrivant dans notre monde terrestre. Lorsque l’on évoque la notion de dualité temporelle cela se rapporte à une durée d’existence variable et distincte : il peut s’agir d’un mouvement instantané, brusque de quelques minutes, ou au contraire qui se déploie dans une temporalité bien plus longue, voire multiséculaire. Cette dualité temporelle renvoie aussi à la conscience d’un événement fait, passé et daté à l’inverse d’une réalisation qui se déroule à l’instant T.

Mais alors, par quels moyens l’artiste crée une dualité temporelle dans ces œuvres ?

Nous étudierons d’abord les moyens utilisés par Evariste Richer pour créer et illustrer la dualité entre patience et rapidité d’exécution, puis la dualité temporelle entre passé et présent. Pour approfondir cette réflexion, des œuvres et installations artistiques additionnelles seront intégrées pour éclairer notre raisonnement.

Opposition entre la lenteur de la représentation et la rapidité de l’événement

Entre chaos et précision artistique : mise en place méticuleuse des œuvres qui s’oppose aux événements météorologiques imprévisibles

Evariste Richer est un artiste sensible qui s’attache aux phénomènes naturels et à leurs temporalités. La rapidité de ces événements amènent l’artiste à les représenter de façon lente dans leur mise en œuvre, il varie donc les moyens de représentation afin de créer une dualité temporelle.

L’exposition « Avaler les Cyclones » propose une œuvre intitulée Cyclone, réalisée à partir de dizaine de milliers de dés à jouer posés sur le sol. Elle a été créée depuis une photographie satellite d’un cyclone, aussi dit dépression atmosphérique, sur laquelle l’artiste a suivi une trame. L’image se décompose en valeurs de gris avec le chiffre 1 représentant les couleurs plus claires et le 6 les couleurs plus foncées. L’œuvre Cyclone met en avant la dualité temporelle entre la rapidité d’un cyclone et la patience de mise en œuvre où les dés ont été triés et ordonnés, un à un donnant l’idée de maîtriser quelque chose que nous ne pouvons pas maîtriser. De plus, le rapport d’échelle de cette œuvre est renversé puisque le cyclone qui se produit habituellement au-dessus de nous est représenté à l’inverse, posé au sol sous forme de tapis. Ainsi, le visiteur peut facilement tourner autour et prendre du recul. Aussi, le pointillisme des chiffres dessinés sur les dés, appelé brail en creux selon l’artiste, provoque une vibration rétinienne lorsqu’on se rapproche de la spirale géante.

L’exposition propose une seconde œuvre dont la réalisation a demandé patience et rigueur. Le monde foudroyé est une œuvre de grand format appliquée au mur et réalisée à l’aquarelle, représentant une carte du monde révélant les impacts de foudre sur la terre sur une année. Pour cela, l’artiste à utilisé des nuances de couleurs donnant les zones plus ou moins touchées par la foudre. Les zones les plus touchées sont représentées en noir et en rouge et sont la République Démocratique du Congo et le Venezuela. La technique utilisée est une technique longue nécessitant patience sur la représentation d’un phénomène naturel dont l’impact est furtif, très rapide.

Sculpter le temps : temporalité artistique et précision dans la représentation d’événements inattendu

La dualité temporelle est un vrai sujet de représentation pour les artistes et designers. Mario Ceroli, a aussi travaillé depuis cet angle de vue afin de représenter un phénomène naturel lié à l’eau et à la mer : la vague.

Mario Ceroli, sculpteur et figure majeure de l’art italien d’après-guerre, aime travailler le bois et le verre. Il a réalisé La Vague, en bois découpé, stratifié et Maestrale ou mistral en français, en verre vert stratifié et découpé. Ces immenses vagues sont réalisées à base de centaines de lamelles de bois et de verre ayant été courbées à certains endroits avec précision pour prendre la forme d’une vague déferlante comme si à tout moment les matériaux allaient s’écraser sur le sol de la galerie. L’énergie présentée dans ces sculptures est remarquable, les œuvres représentent un événement naturel très rapide et non calculé, de seulement quelques secondes tandis que les œuvres, elles, ont demandé de nombreuses heures de travail, demandant beaucoup de précision. Ceroli a ainsi utilisé du verre avec Maestrale, offrant un jeu de transparence, renforcé par un bon éclairage de l’œuvre, lui donnant ainsi une certaine puissance sculpturale. La Vague a été réalisée en bois ce qui marque davantage les nombreuses stries de l’œuvre et la minutie du travail que cela a nécessité.

Comme évoqué précédemment, l’exposition « Avaler les cyclones » est un oxymore mettant en avant la suspension et l’accélération, la lenteur et la soudaineté d’un événement climatique.
Ses œuvres illustrent également la dualité entre des références au passé et leur association au contexte contemporain. A travers son approche artistique, Evariste Richer interroge aussi le positionnement du spectateur en combinant évocation sensible et sélection plastique des médiums. Par conséquent, comment interroge-t-il le dialogue entre passé et présent dans cette exposition ?
Pour approfondir davantage, de quelle manière les artistes contemporains questionnent-ils notre conscience du temps tout en replaçant le spectateur dans le moment présent ?

Une dualité entre références au passé et rapport au présent

Interroger le dialogue entre matérialité historique et objet contemporain

Festina Lente est une œuvre se composant d’un mégaphone et d’un fossile d’ammonite. La scénographie met en avant le mégaphone, un objet évoquant le son, la prise de parole, porter une voix, alerter sur les urgences climatiques ou autre… Ce mégaphone est obturé par une ammonite, un fossile évoquant plutôt le silence, d’une pierre qui dort depuis plusieurs années. Ainsi, l’artiste crée une dualité temporelle en présentant ensemble un objet contemporain et un fossile de taille rare évoquant donc différentes temporalités, entre passé et présent.

Engager le spectateur dans un parcours figuratif confrontant l’histoire, le passé et sa posture actuelle de spectateur.

Évoquer différentes temporalités dans une seule réalisation comme le montre Festina Lente, permet d’avoir un nouveau regard entre les époques en les mettant en cohérence de façon à ce qu’elle ne fasse qu’une seule œuvre. En apportant cette vision entre chaque temporalité, cela peut amener le visiteur à avoir une posture différente et à intervenir à travers les différentes productions. L’installation de l’artiste Menashe Kadishman, qui se nomme Le Vide du Souvenir, offre cette posture d’intervention aux visiteurs au sein de l’œuvre créant ainsi une interaction entre deux temporalités différentes.

Au sein du musée juif situé en Allemagne, l’exposition nous invite à explorer Le Vide du Souvenir, une installation de l’artiste Menashe Kadishman qu’il a nommé feuilles mortes. Plus de 10 000 pièces en acier rondes, représentant des visages aux bouches ouvertes, recouvrent le sol de cet espace. Cette exposition retrace la vie de plusieurs juifs assassinés durant la Shoah mais aussi à toutes les victimes violence de guerre.
Face à cette exposition, l’artiste nous invite à marcher sur ces visages qui nous regardent afin de garder en mémoire leur histoire. Une forme de dualité temporelle vient se créer entre le monde du passé (les masques en acier) et le présent (les spectateurs). Ces visages sont disposés les uns sur les autres comme une forme d’entassement au sein d’un couloir qui s’assombrit au fil de la marche, de couleur assez terne, ce qui donne cette vision de lieu de mort.
En marchant sur ces masques, des bruits métalliques sont provoqués, pouvant faire écho aux cris des victimes, à leurs souffrances, chacun est libre d’interpréter ces sons. Avec ces éléments, l’artiste a permis de laisser place à la cohabitation entre chaque temporalité.

En conclusion, l’exposition « Avaler les Cyclones » d’Evariste Richer, inscrite au Centre d’Art La Criée, offre une plongée fascinante dans la dualité temporelle. A travers ces œuvres, l’artiste explore la confrontation entre lenteur et rapidité, passé et présent, et parvient ainsi à créer une expérience qui invite le spectateur à repenser sa relation au temps. La dualité temporelle se manifeste également dans la réalisation minutieuse des œuvres où la patience nécessaire à la représentation contraste avec la fugacité des phénomènes naturels.
En définitive, « Avaler les Cyclones” témoigne de la capacité de l’artiste à transcender les limites temporelles, à suspendre le temps dans ces créations, et à inviter le public à réfléchir sur la dualité inhérente à notre existence. À travers leurs œuvres, Evariste Richer et d’autres artistes contemporains nous encouragent à naviguer entre les époques, à reconnaître la coexistence de différentes temporalités, et à embrasser la complexité de notre rapport au temps dans un monde en perpétuel mouvement. Tout en ralentissant pour contempler ces œuvres, les visiteurs sont appelés à engager une réflexion profonde sur la nécessité de faire preuve de patience et de réflexion dans un monde souvent caractérisé par son accélération frénétique.

ABGRALL Charline, DEROUIN Zoé, FALAIZE Margaux, SICAULT-DEBRAIS Manon