Comment la scénographie révèle-t-elle l’immatériel ?
Une exposition permet de mettre en avant les œuvres d’un artiste, ce qu’il a pu créer et penser au cours de sa vie. Charbel-Joseph H.Boutros vient exposer son travail dans trois lieux différents : Beirut Art Center, S.M.A.K en Belgique et La Criée centre d’art contemporain à Rennes. Ces trois expositions se déroulent sur trois temporalités distinctes mettant en avant les œuvres de l’artiste qui a voulu, par la scénographie de l’espace, nous plonger dans un univers qui lui est propre. Toute sa scénographie va nous permettre de le découvrir, lui et ses croyances, son histoire et de nous montrer ce que l’on ne perçoit pas toujours au premier abord, des concepts imperceptibles, immatériels. Il traite l’invisible comme une matière en mettant en avant des idées d’intimité, de géographie et de poésie. On se questionne alors sur comment la scénographie révèle-t-elle l’immatériel ?
Une scénographie qui révèle des concepts impalpables
1- La scénographie qui permet de mettre en avant les liens personnels de l’artiste
L’artiste à travers sa scénographie et ses œuvres met en avant indirectement sa vie et sa personnalité. En entrant, on découvre des œuvres installées dans cet espace sans comprendre clairement ce qu’elles représentent. Il faudra alors venir s’intéresser de plus près à chacune d’entre elles pour connaître leur signification pour l’artiste. En passant sous trois chemises suspendues qui possèdent toutes un coloris et une trace d’usure différente, « Three Abstractions on three histories », 2016, nous évoque trois temporalités différentes. L’artiste vient mettre en avant un lien générationnel avec la chemise de son grand-père, de son père et la sienne. En passant dessous on traverse alors leur histoire et on constate le lien familial qui les unit.
En continuant d’explorer l’exposition, une paire de Stan Smith posée au sol met en avant un autre lien, celui de l’amitié entre lui et son meilleur ami. Intitulée « Amitié », chacun des deux amis à porté une des deux chaussures (faisant la même pointure). Les chaussures sont une preuve d’un voyage à deux vécu séparément d’une durée de 6 mois. On perçoit alors des traces d’usures différentes et une séparation de cette paire qui finira par se réunir. Simplement par un objet du quotidien, encore une fois, l’artiste met en avant l’amitié.
L’amour est également un aspect important dans la vie quotidienne. L’artiste retranscrit alors ce lien qui unit deux personnes dans son exposition après avoir montré par des objets du quotidien la famille et l’amitié. « Life Variation #3, The marble, the ring and the continents » de 2022 est une œuvre qui est constituée de 5 stèles de marbre. Chaque marbre est différent et provient d’un pays différent : Liban, Brésil, Belgique, France et Grèce. Si l’on s’approche d’un peu plus près, on peut apercevoir sur chaque stèle un morceau d’une bague préalablement coupée qui est en réalité son alliance d’un mariage fini. Ces stèles proviennent des différents lieux où les anciens amants ont pu vivre. Par cette mise en scène, l’artiste commémore et rend hommage à son amour passé. Il s’agit donc ici d’un lien amoureux mis en œuvre ici.
Ces trois œuvres sont alors des manières de mettre en exergue les liens forts que Charbel-Joseph H.Boutros a pu expérimenter au cours de sa vie tel que la famille, l’amitié et l’amour. Sa scénographie nous pousse à venir comprendre les œuvres en s’approchant, passant en dessous ou en les examinant de plus près. On est alors en contact proche de ces œuvres, de ces objets du quotidien de l’artiste et la scénographie nous fait entrer dans sa vie intime qu’on n’aperçoit pas tout de suite quand on arrive dans l’espace d’exposition. Cette idée de révéler des concepts habituellement imperceptibles se retrouve dans d’autres œuvres de cette exposition dont on va parler ensuite.
2- La scénographie révèle et rend visibles des concepts imperceptibles
L’artiste ancre son exposition dans la façon de révéler des concepts imperceptibles. L’un des exemples les plus parlant est celui de « Days under their own us » qui capture le soleil sur trois papiers qui sont exposés aux différents lieux où il travaille entre 2013-2016. Ce procédé d’exposé ces papiers à des moments de la journée et des lieux géographiques différents vont permettre de saisir des rayons de soleil divergents. Cela permet aux spectateurs de percevoir la différence d’ensoleillement impactant la teinte du papier. L’artiste capture alors l’imperceptible : les rayons du soleil.
La géographie est un aspect très présent dans l’œuvre de l’artiste qui vient adapter sa scénographie pour montrer ce concept de temps et de lieu inassimilable. Cette représentation des lieux d’expositions se retrouve aussi dans le projet « Three songs, three exhibitions » qui représente les lieux à travers des mélodies jouées au bouzouk (instrument a corde) par un luthier. Chaque mélodie a été enregistrée sur chaque lieu d’exposition, comme un adieu à l’exposition qui s’y tient et elle n’est ainsi interprétée qu’une unique fois en forêt à l’heure où le soleil se couche. Ses mélodies sont diffusées dans les lieux d’expositions à l’heure du coucher de soleil propre à chaque lieu où chacune à été interprétée. Par la musique, il vient saisir des temporalités et des géographies différentes, encore une fois.
Pour terminer l’analyse de son travail, H.Boutros installe cette fois-ci une œuvre qui se constitue de deux dalles nommée « The Exhibition Between Us ». La première dalle, posée à l’entrée de l’exposition possède une gravure “Saira” qui correspond à la première personne ayant franchi les portes de sa première exposition au Liban. La deuxième, non gravée, attend le prénom de la dernière personne qui franchira les portes de sa dernière exposition, en France. L’artiste montre la relation qu’il a avec les visiteurs. Il vient ancrer la mémoire de l’exposition et du visiteur en rendant palpable un instant passé en le gravant dans le granit. L’idée de temporalité et d’impalpable rendu matériel est mise en avant ici. La volonté de mettre en avant le visiteur qui fait vivre l’œuvre et qui, sans lui, n’existerait pas.
Cette exposition est un travail de scénographie qui va permettre de nous montrer des concepts immatériels tels que les liens personnels de l’artiste, amicaux, familiaux et amoureux, ainsi que des concepts imperceptibles tels que les rayons du soleil, la musique et la vie de l’exposition à travers les visiteurs. Pour découvrir ces concepts, il va falloir que l’on ose s’approcher des œuvres et qu’on découvre ce qu’elles cachent et veulent transmettre. La scénographie est ainsi pensée pour que l’on puisse être proche des œuvres (passer dessous, s’approcher des très près, tourner autour, écouter…). L’artiste capture des instants et des lieux et nous les transmet.
Elisa Le Vaillant, Allison Sobotka, Ewen Jezegou