À la limite entre rêve et réalité Charbel-Joseph H. Boutros aime créer des mondes paraissant insaisissables, qui semblent retenir aussi bien la lumière que la nuit, le soleil, que la lune, mais aussi et surtout, les rêves. Il arrive ainsi à donner au rêve une certaine matérialité, une esthétique, à en faire une expérience… Nous allons donc observer comment le rêve se manifeste dans le travail de Charbel-Joseph H. Boutros.
Le rêve, distorsion du réel
Généralement quand nous parlons de rêve, nous faisons allusion à la nuit, au sommeil. Rêver serait alors une dimension dans laquelle tout est permis, un espace sans limites, où tous repères cartésiens n’ont plus leur place, où chaque rêve peut être un scénario absurde.
Boutros joue avec ces codes, quand le spectateur entre dans la pièce il fait face à une scène presque irréelle, qui tiendrait du rêve. Chaque objet disposé lui est inconnu, et semble imaginaire s’il ne s’accompagne pas d’explications. La déambulation imposée aux médiateurs de la Criée joue également un rôle primordial. Un catwalk fait le tour de la pièce, allant de l’entrée au fond de l’espace, et oblige ainsi les médiateurs et médiatrices à se retrouver comme mis sur le devant de la scène. Même en voulant rester discrets, ils se retrouvent surélevés. On assiste alors à une sorte de défilé non désiré, qui se révèle être un passage obligé. L’artiste nous invite ainsi à oublier tout ce que nous savons de l’organisation et des codes d’un espace d’exposition, pour redistribuer les cartes, repenser le lieu, sa circulation ainsi que la place des personnes qui y travaillent.
De plus, en nous proposant des œuvres aux matériaux surprenants, à l’histoire étonnante, ou encore avec une part de spiritualité prenante, l’artiste se joue du spectateur, et distord le réel, pour lui faire voir avec poésie, ce qu’il n’avait possiblement pas vu jusqu’ici.
Pour Charbel-Joseph H. Boutros, rêver revient également à pouvoir s’échapper du réel, à se mettre en retrait, à prendre de la hauteur. Avec I Guess That Dreams Are Always There, un lit placé à une hauteur vertigineuse, l’artiste brouille les pistes. Ce lit inaccessible est-il fait pour que l’on y reste indéfiniment ou bien pour qu’il ne soit pas atteint ?
Le placer si haut revient à le placer comme au-dessus du réel, comme si l’on surplombait ce qu’il se passe plus bas, comme si l’on était plus près des rêves. S’éloigner de la réalité, c’est se laisser sombrer dans l’imaginaire, peut-être même dans un sommeil profond, nous pourrions alors y passer une vie entière, ne jamais redescendre de ce lit, vivre une vie faite de rêves. Avec cette œuvre, l’artiste souhaite échapper à la réalité en proposant une poétique loin de notre quotidien.
Le rêve comme expression d’une spiritualité
Par ailleurs, dans le travail de Charbel-Joseph H. Boutros, le rêve se manifeste comme l’expression d’une forme de spiritualité. En effet, au-delà de la forme matérielle de ses œuvres, il revendique la présence d’une charge invisible. Celle-ci est même mentionnée dans la liste des matériaux des cartels.
Par exemple, l’œuvre Night Cartography #3 est composée d’un masque d’avion, de cire bougie votive, de rêves et de souhaits. La cire, matériau majeur de l’exposition, provient des bougies d’une église libanaise. Selon l’artiste, elles seraient imprégnées des souhaits des personnes qui les ont allumées. Ainsi, la cire devient un moyen de figer ces pensées impalpables. Pour Night Cartography #3, elle a été versée sur un masque de nuit d’avion avec lequel l’artiste a dormi plusieurs mois. La rencontre de ce masque imprégné des rêves de Boutros et de la cire qui fige les souhaits des croyants implique une réflexion autour d’une spiritualité individuelle et commune. Cela questionne la possibilité de partager nos pensées, nos croyances et nos rêves. La démarche de l’artiste joue sur cette tension entre le visible et l’invisible. En effet, la plupart des œuvres exposées résultent d’une intervention antérieure souvent imperceptible par le spectateur, comme le fait d’avoir dormi avec le masque de nuit. Ainsi, le visiteur est libre de croire ou non à cette présence spirituelle.
Faire l’expérience du rêve
Enfin, Charbel-Joseph H. Boutros ne fait pas état du rêve comme d’une finalité, il invite à le considérer comme une expérience. Cette invitation à l’expérience du rêve est d’abord littérale. En effet, dans la « Salle sommeil » la commissaire d’exposition et le régisseur de La Criée sont autorisés à faire une sieste dans le lit qui occupe la pièce. Il tient à cœur à Charbel-Joseph H. Boutros d’entretenir une relation privilégiée avec les personnes menant à bien son exposition, c’est pourquoi le fait de leur permettre d’y dormir (et donc de rêver) est inattendu et permet de les inclure à la vie de ses œuvres et de l’exposition.
En donnant à voir cette expérience, Charbel-Joseph H. Boutros propose une vision intime du quotidien de chacun. Il ne s’agit alors pas simplement de montrer les rêves de quelqu’un, mais de ressentir une partie de sa personnalité, les pensées qui traversent son inconscient, afin de les faire devenir des œuvres d’art à part entière. Avec Night Archive, il répertorie ses heures de sommeil en un tableau, permettant de visualiser les temps propices au rêve. Il insiste alors ici sur l’expérience du sommeil menant au rêve plutôt qu’à sa finalité.
Mais là où la vision de Charbel-Joseph H. Boutros dépasse les conceptions du rêve traditionnel, c’est qu’il envisage également le fait que les objets, inanimés, puissent rêver aussi. Accordant un soin particulier au transport et mystifiant le trajet de ses œuvres, il choisit notamment d’exposer la couverture de protection du tableau de Night Archive (la couverture en coton est d’ailleurs elle-même inclue dans l’œuvre). Et bien que les autres artefacts de l’exposition ne soient pas directement reliés à la notion de rêve, le simple fait pour le spectateur d’envisager que ces derniers puissent en avoir augmente leur portée symbolique.
Nina Housset, Alexandre Créquer et Julie Kervévan